La vie, à quoi ça sert ?
Et ils lâchèrent
Nouvelle – Janvier 2021
Mira s’installa face à sa caméra, un noeud intérieur coinçait douloureusement le haut de son estomac. Elle allait tout balancer.
Dix secondes, neuf… Et la voici en direct sur un célèbre réseau social, où plus de deux millions d’abonnés la suivent quotidiennement.
« Bonjour à tous. Ne soyez pas choqués, je ne suis pas maquillée mais pour de vrai cette fois-ci. Pas comme lorsque je disais que j’avais sale mine parce que pas maquillée alors qu’il y avait toujours au moins une crème teintée pour garder au moins un filtre. Il faut qu’on parle. Ceci est ma dernière vidéo avant de lâcher mon smartphone et quitter la vie virtuelle. Je la laisserai en ligne une semaine avant de clôturer TOUS mes comptes.
C’est étrange comme une nuit peut tout basculer, même pour l’esprit le plus entêté. Et cette nuit, j’ai compris de quoi j’avais marre. J’en ai marre de l’immédiateté. De devoir toujours poster pour poster. De devoir afficher des produits qui ne me plaisent qu’une fois sur deux pour payer des études qui me mèneront au chômage ou dans une mission sans intérêt. Alors j’arrête, je dépose les armes ici. Au début, je ne voulais même pas vous en parler. Et puis je me suis dit que sur les milliers qui verront cette vidéo, une dizaine ou peut-être moins comprendraient sincèrement mon intention et auraient envie d’en savoir plus sur mon pourquoi et mon comment. Pour les autres, je vous laisse entre les mains de tous les autres excellents influenceurs pour découvrir les nouvelles marques et tendances. Si c’est ce qui vous plaît, ne vous en privez pas. Au début, j’ai sincèrement adoré vous partager mes découvertes, promouvoir les marques qui me plaisaient, c’était amusant et je n’avais pas besoin de me prendre au sérieux. Jusqu’à aujourd’hui, où l’engrenage m’oppresse et m’impose d’en faire toujours plus. Sauf si je lâche tout.
Voilà, je donne tous mes vêtements à une association, tous mes bijoux à mon petit frère pour financer ses études. Le maquillage non ouvert sera donné pour les ados à l’hôpital, afin qu’ils s’amusent à apprendre les techniques des professionnels pour se maquiller soi et les autres. J’ai adoré apprendre à me maquiller et je sais que d’autres ressentiront cette même joie après moi.
Je garde cinq tenues. Une un peu classe pour les sorties. Deux classiques pour tous les jours. Une pour le sport. Une pour travailler dehors. Je n’ai plus besoin de plus. La mode est un art dont je me suis subitement lassée. Je n’appellerai pas au dépouillement, je n’invite personne à suivre ma démarche. Elle est bien trop personnelle. Mais n’ai-je pas partagé beaucoup de choses personnelles depuis le début de mon aventure avec vous ? Je vais changer mon téléphone qui ne fera plus que appels et sms. Je consulterai mes mails une fois par semaine si c’est possible. Cette décision vient de me procurer une joie incroyable. L’idée de me délier un à un de tous ces objets, qui m’ont satisfaite un temps, mais au prix d’une charge mentale trop forte. Réfléchir à ce que je vais mettre sans apparaître deux fois avec la même tenue : c’est fini.
Merci de m’avoir suivie ces trois belles années. Ce n’est pas qu’un au revoir mais bien un adieu. Je retourne dans mon monde réel avec ses joies et ses peines. Et je n’ai qu’une phrase pour conclure : imaginez une journée sans écran, et sans attente d’être face à un écran. Tel est mon ressenti à cet instant. »
En quelques minutes, les commentaires sarcastiques suivirent. Elle vit brièvement défiler sur son écran « lâche », « je parie que dans deux jours t’es de retour » ou bien encore « c’est une passade ou un coup de bluff pour faire le buzz ». Au début les commentaires lui prêtant de mauvaises intentions la blessaient. A coup sûr. Mais là, elle souriait. Elle éteint tout et mis sur le côté ce qu’elle avait choisi de garder. D’ici ce soir, de l’espace allait se créer dans son petit appartement parisien.
Elle n’avait pas envie d’aller se mettre au vert, la ville lui plaisait. Elle ne se définissait pas comme minimaliste, ce fameux courant invitant à tout faire avec presque rien. Elle sentait juste qu’elle traversait un nouveau départ, et elle avait choisi de répondre à cet appel.
Ce qu’elle ne sut pas tout de suite, c’est que d’autres lâchèrent. Une journée à donner son surplus de vêtements, et le lendemain l’envie de tout sauf d’aller chercher de quoi remplir son placard de bout de tissus impersonnels floqués variablement pour justifier des prix étranges. Cette première étape n’était que le début d’une remise en question dont les réactions en chaîne ne pouvaient plus s’arrêter.
(Oui, c’est la fin ici. Non y’aura pas de suite.)